Souvent connotée négativement car associée à la violence, l’agressivité n’en est pas moins une force de vie qui nous sert à vaincre les obstacles et à satisfaire nos besoins. Elle est indispensable au bon développement de notre personnalité et fait partie intégrante de l’être humain. Du latin ad-gressere (aller vers), agresser signifie s’affirmer devant l’autre en « marchant vers lui ».
Je vous propose des points de repère issus de la psychanalyse (racine historique de l’analyse transactionnelle, AT) et, dans un prochain article, la vision de l’AT sur le sujet. Ils vous aideront à aider vos clients/patients à se réapproprier leur agressivité, à la gérer de manière constructive.
L’enjeu entre violence et agressivité, c’est l’attachement
Le dictionnaire de l’académie française définit l’agressivité comme la « tendance plus ou moins extériorisée à manifester, en actes ou en paroles, de l’hostilité dans sa relation à autrui ». L’agressivité vise donc autrui et s’inscrit dans un mode relationnel, tandis que la violence vise la destruction du lien avec l’autre. La personne violente ne s’intéresse pas à l’autre mais simplement à la menace qu’il représente. Il ne pense qu’à lui et non aux dégâts qu’il peut causer. Selon les théoriciens de l’attachement (J.Bowlby), le détachement est nécessaire pour provoquer l’acte de violence. D.Winnicott pensait que la violence est, paradoxalement, l’expression d’un espoir, celui de trouver au bout du lien un Autre qui résiste à la destructivité.
Les stades de développement de l’agressivité
Daniel Calin, psychologue français, a décrit 5 niveaux de développement de l’agressivité de la prime enfance à l’adolescence dont nous portons les traces à l’âge adulte. J’y ajoute l’approche de René Roussillon, autre psychologue français.
L’agressivité primaire : les crises de rage du nourrisson
Si les vécus désagréables du bébé ne sont pas pris en compte à temps par l’entourage, il est très vite débordé par ses sensations inconfortables ou douloureuses et passe instantanément du calme à l’agitation. Il a besoin de l’intervention rapide d’un adulte pour le calmer, le rassurer.
On en garde la trace, adulte, sous forme de crises de nerf incontrôlables.
L’agressivité sadique : les 4 volontés de l’enfant (2-3 ans)
L’enfant marche, il trône sur son petit pot et fait attendre maman (c’est lui qui décide de pousser), il refuse de manger, de s’habiller, etc. Il mord, frappe, boude, fait des caprices. Il explore son pouvoir d’agir et mesure l’étendue de son pouvoir. Il voudrait pouvoir faire ce qu’il veut, quand il veut, comme il veut et agresse l’autre quand cela ne se passe pas selon ses désirs. La difficile tâche des parents sera de mettre une limite sous peine que leur enfant soit prisonnier de la tyrannie de ses désirs.
Chez l’adulte, on retrouve des traces de cette époque dans ces mouvements dominateurs où tous les coups sont permis.
L’agressivité oedipienne : triangulation et rivalité (3-5 ans)
Comment on fait des bébés ? Pourquoi les mamans ont des bébés dans leur ventre et pas les papas ? Le petit garçon doit accepter qu’il ne pourra jamais avoir un bébé dans son ventre. Les petites filles doivent accepter qu’elles n’auront pas de zizi... Filles et garçons sont logés à la même enseigne, c’est-à-dire que de toute façon, on n’aura pas tout, on ne pourra être tout : l’un et l’autre sexe. C’est une blessure à surmonter et la tentation est grande de croire que l’autre sexe est mieux loti.
Cela participe au grand malentendu entre les hommes et les femmes, qui pose tant de problèmes à la vie des couples : « moi je m’occupe du ménage et des gosses, toi tu vas passer ta journée au travail, t’as le beau rôle ! ». Et de multiplier les reproches à partir des rôles sociaux, des particularités de la vie des femmes ou de celle des hommes.
L’autre grande découverte de l’enfant est que les adultes ont des prérogatives qu’il n’a pas, notamment dans la vie familiale : les adultes ont le droit de rester plus tard le soir, ils peuvent boire du vin, ... La différence des sexes s’incarne dans un premier temps avec le fait que les droits des grands et les droits des petits ne sont pas les mêmes.
L’enfant se sent exclu du couple parental. Ce sentiment d’être ainsi bouté en dehors du couple parental, effet de la différence des générations, mobilise toute une série de mouvements destructeurs et agressifs à l’égard du couple parental :
- Exclure les parents : l’enfant qui claque la porte et se met dans sa chambre. Oui mais alors, il se retrouve bien seul.
- Etre tout pour le parent du sexe opposé, donc j’élimine l’autre parent… mais je perds quelque chose. Je perds un soutien. Drôle de logique où dans une situation à 3, il faut éliminer une des parties, avec immanquablement une menace de perte. C’est un mouvement qui n’a pas d’issue.
- Tenter de jouer un parent contre l’autre, diviser pour mieux régner. Lors d’un repas, les enfants ne suivent pas la conversation trop complexe des parents et se lancent des boulettes de pain, ne mangent plus, s’agitent. Le père intervient, un peu fort. La mère supporte mal la dureté du ton, fait une remarque au père qui se rebiffe... une dispute démarre. L’enfant a gagné... pour un temps.
Pour sortir de ces manœuvres, l’enfant devra renoncer à dominer et à imposer ses désirs et accéder à la rivalité, avec le parent d’identification ou avec les frère et soeur. Ces compétitions impliquent toujours une tierce personne - un parent ou les deux - aux yeux de laquelle on voudrait se distinguer. Le besoin d’être aimé au moins autant que les autres ne nous quitte jamais.
Ces rivalités se rejouent, une fois adulte, dans des jalousies professionnelles où nous nous évertuons à rechercher la reconnaissance d’un supérieur hiérarchique, comme autrefois celle d’un père. Ou dans ces impasses amoureuses où, occupant la place de maîtresse, nous nous confrontons encore et encore à une rivale comme avant à une soeur.
L’agressivité socialisée : le groupe (7-12 ans)
Une fois à l’école primaire, le travail d’autonomisation de l’enfant se poursuit en dehors de et par rapport à la famille, dans la confrontation avec le groupe d’enfants.
Dans son apprentissage, il doit faire un travail d’abstraction pour reconstituer, à partir d’un mot ou d’une phrase, les images et les choses : les livres sont désormais sans image. Les enfants inventent leurs règles de groupe. Comment en faire partie ? L’enfant se mesure aux autres et cherche à avoir des rivaux « à sa hauteur ». S’il a bien traversé les étapes antérieures, il n’éprouve aucun plaisir à battre un plus faible que lui.
Chez l’adulte, on retrouve la trace de cette période sous forme de rivalité, de compétition pour atteindre un objectif, être le meilleur sans chercher à écraser l’autre.
L’agressivité narcissisée : désidéalisation pour se construire (13- 25 ans)
L’adolescence apporte un nouveau degré d’élaboration de l’agressivité, renforcée par la poussée hormonale et les changements corporels et la crise identitaire qu’elle provoque. Elle s’accompagne de nouveaux comportements narcissiques chez les adolescents qui passent pas mal de temps devant leur miroir à se regarder, à se découvrir.
Les parents en ont pour leur grade car l’ado va les désidéaliser. Il cherche à savoir s’ils sont bien ce qu’ils disent qu’ils sont, s’ils assurent vraiment. Il attaque pour voir s’ils tiennent le coup ou ne sont finalement que des grandes gueules. Si l’adulte se dégonfle ou reste sur une position autoritaire cassante, comment continuer à croire en ses paroles ? Immense déception de l’ado qui va voir ailleurs pour rencontrer un adulte qui tienne la route et entamer le processus de désidéalisation. Sans cela, il sera prisonnier de vieilles rancunes du fait que ses parents n’ont pas suffisamment incarné les idéaux qu’il avait projetés sur eux.
L’enjeu est de tuer le père idéal et la mère idéale de son enfance pour découvrir l’adulte qu’il a en face de lui, avec ses limites, ses côtés attachants, ses côtés « chiants ». C’est comme cela qu’il termine le processus de désidéalisation et peut investir son énergie dans son projet de vie, déterminant pour sa vie d’adulte. Il peut se mesurer à lui-même, se dépasser pour se prouver qui il est.
Chez l’adulte, la volonté de se dépasser en se mesurant à lui-même est une trace de cette période.
En situation : comment aider Valentine ?
Valentine a été choisie comme témoin de mariage d’une de ses meilleures amies. La future mariée a également choisi une autre témoin, Alice, et Valentine ne la supporte pas. Elle la trouve compétitive et peu intéressante. Les rencontres pour préparer le mariage lui sont pénibles car elle mord sur sa chique pour ne pas agresser Alice. Valentine ne s’aime pas habitée de ce sentiment de rejet.
Valentine vient vous déposer ce problème. En tant qu’aidant, comment réfléchir à la situation en vous appuyant sur les niveaux de développement de l’agressivité ?
Si Valentine trouve Alice compétitive, c’est sans doute qu’elle accepte aussi d’entrer dans la compétition (il faut être deux !).
De quel niveau de compétition s’agit-il ?
Vraisemblablement de type oedipien puisqu’il s’agit d’une relation à 3.
Quel est alors l’enjeu pour Valentine ?
Etre rassurée qu’Alice ne lui piquera pas sa place auprès de leur amie commune.
Si Valentine a cette crainte, à quoi cela la renvoie-t-elle ?
Cela la renvoie à sa relation avec sa soeur qui était plus jolie, plus spitante, plus aimée. Du moins, c’est la perception de Valentine...
Quelques séances plus tard, Valentine m’annonce sa décision de perdre 10 kg pour le mariage. Son surpoids la préoccupe depuis longtemps mais elle ne parvenait pas à se tenir à une conduite alimentaire modérée. A ce jour, elle a perdu 8 kg. Le fait d’accepter qu’elle puisse être en rivalité l’a-t-elle aidée à passer à un autre degré de gestion de son agressivité, à savoir se mesurer avec elle-même ?
Plus nous sommes conscients de nos mouvements agressifs, plus nous sommes à même d’éviter l’agression.
Il existe un fond d’agressivité dans la nature humaine. Cette agressivité nous aide à mordre dans la vie, à nous dégager de l’autre, à maintenir l’équilibre entre nos désirs et la réalité. L’agressivité peut dégénérer en agression qui est une attaque contre la personne humaine.
Je laisse le mot de la fin à ce grand pédiatre et psychanalyste qu’était Winnicott : « L’ai-je frappé ? Non. Mais j’aurais été forcé de le faire si je n’avais tout su de ma haine. »