Force est de constater que dans notre culture, l’agressivité est déconsidérée, voire interdite. Elle est décodée très vite comme étant de la violence ou du harcèlement. On ne sait plus se disputer ! Puisque le chemin direct pour exprimer son désaccord semble barré, nous empruntons des voies plus détournées, plus énigmatiques. Le triangle dramatique nous offre une analyse et une compréhension de ce qui est "caché" sous les manifestions observables.
L’ère de la Victimisation
Dans son article sur l’homme hyper moderne, Brigitte Rubbers [1] explique que toute adversité ou toute inégalité est rapidement interprétée en « je suis victime ». Dans notre société, il vaut mieux être victime que persécuteur. Nous sommes dans le règne de la victimisation. Elle cite B. Fourez : « puisqu’il n’est plus permis de prendre le dessus sur l’autre (transgression des lois implicites de l’égalité), la conduite agressive se déroulera alors en prenant le dessous ».
Sans doute que S. Karpmann, à qui on doit le triangle dramatique, avait bien compris le rôle pivot de la Victime car il dessine le triangle pointe vers le bas, place qu’il donne à la Victime. Y aurait-il des Sauveurs et des Persécuteurs sans une Victime ?
La fonction sociale et psychologique des rôles de Victime, Sauveur et Persécuteur
Quand, dans le rapport à soi et à l’autre, nous cherchons à tout prix à éviter la conflictualité, nous rentrons dans un trouble de la relation à soi et à l’autre. Nous cherchons à éviter nos conflits internes en nous focalisant sur les solutions et nos conflits externes en pratiquant l’évitement. Le triangle dramatique rend compte de cette problématique d’évitement. C’est dans une tentative d’éviter un conflit interne que la personne entre dans le triangle dramatique. Prendre l’habit de Victime, Sauveur ou Persécuteur a une fonction de défense : la personne cherche à se soulager de vécus d’angoisse et/ou de culpabilité. Il y a donc un plan interne (un niveau psychologique, non directement apparent car plus enfoui, réprimé ou dénié) et un plan externe (un niveau social fait de comportements observables).
Comme ça se passe dans la vie de tous les jours ?
D’un pas précipité, Jeanne se dirige vers les toilettes. C’est son refuge. Là, elle va pouvoir pleurer un bon coup, sans être vue par ses collègues. Sa chef, Véronique, l’a fait venir dans son bureau. Elle n’était pas contente, la chef. Jeanne a fait une erreur dans un dossier et cela aurait pu avoir des conséquences graves. Sans dureté dans la voix, Véronique lui dit : « vous êtes trop souvent distraite, faites ce qu’il faut pour être plus concentrée ».
Assise sur le couvercle des W.C., Jeanne marmonne en reniflant « quand je pense à toutes les heures supplémentaires que je preste... je me plie en 4 pour cette boîte et voilà comment on me remercie... »
Jeanne se mouche une dernière fois et quitte le lieu. Dans le couloir, elle croise son collègue François qui l’interpelle :
- Ca n’a pas l’air d’aller
- Bof, la chef s’acharne sur moi.
Les larmes lui montent aux yeux, elle hausse les épaules - Tu devrais parler à Véronique, mettre les problèmes sur la table..
- Ca sert à rien, elle veut toujours avoir le dernier mot.
- Allez t’en fais pas trop, elle n’est pas rancunière notre boss.
François donne une petite tape sur l’épaule de Jeanne et s’en va en levant les yeux au ciel « pff ! qu’est-ce qu’elle est pénible Jeanne, se dit-il, la prochaine fois que je la croise, je me contente de la saluer »
Qu’est-ce qui est montré, qu’est-ce qui est caché ?
Au niveau social, c’est-à-dire au niveau des comportements observables, nous pouvons voir que Jeanne est dans le rôle de Victime et François dans celui de Sauveur. A un niveau interne, bien qu’elle montre des larmes, Jeanne est fâchée sur sa chef et on perçoit qu’elle la dénigre. Elle évite d’exprimer son désaccord ou son sentiment d’injustice à sa chef. Pourquoi ? On peut faire l’hypothèse qu’elle a peur : peur de sa colère et/ou peur de la réaction de l’autre si elle exprime son mécontentement. Ou bien elle se sent coupable et cherche à refouler ce sentiment en se focalisant sur la « méchante » Véronique.
De son côté, François se montre tout gentil, il y va avec ses solutions même si Jeanne ne lui demande rien. A un niveau interne, il est agacé par l’attitude de Jeanne mais il ne lui dit rien, que bien du contraire. Sa solution, pour éviter à l’avenir de ressentir son énervement sera de limiter les contacts avec Jeanne. François n’aime pas ressentir de la colère, il se sent fautif. Pour lui - et c’est lié à son histoire, le père de François était un homme violent - toute forme de colère est nocive, destructrice. L’enfant qu’il a été a-t-il cru que c’était de sa faute si son père pétait un câble ? A-t-il peur de ressembler à son père s’il exprime de la colère ?
Comment s’exprime l’agressivité, alors ?
Ce qui est montré aux travers des rôles de Victime et de Sauveur cache une agressivité qui ne peut s’exprimer ouvertement. Seul le Persécuteur est d’emblée agressif. En tout cas, il est vécu comme tel par les autres. Car lui-même se perçoit le plus souvent comme une Victime obligée de se défendre.
"Cacher" son agressivité peut être la seule manière possible de la "montrer".